Les équipes du quadriennal 2010-2013 |

~ Cultures et constructions historiques dans l’Asie du Sud de la première modernité

Présentation

Coordination : Corinne Lefèvre (CNRS) et Ines G Županov (CNRS)

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Interroger les modalités de construction du passé dans une société est une question qui se situe au cœur du travail d’historien et, de ce point de vue, l’Asie du Sud n’échappe pas à la règle. La présente équipe s’est proposé, en premier lieu, de désenclaver les travaux portant sur l’histoire politique, sociale et culturelle de l’Asie du Sud en étudiant les représentations et les usages du passé dans l’historiographie et dans les sciences sociales. Notre champ de recherche a privilégié une période relativement longue depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours car une enquête sur le passé du l’Asie du Sud ne pouvait être menée sans tout d’abord interroger de façon critique les héritages historiographiques, notamment britannique, qui continuent à orienter nos propres recherches. 

De fait, les réflexions engagées sur les constructions du passé dans le contexte sud‑asiatique sont longtemps restées majoritairement centrées sur les périodes britannique et postcoloniale, accordant notamment une place de choix à la question des constructions nationalistes. Par contraste, les siècles de la première modernité (XVIe‑XVIIIe siècles) ont fait l’objet d’une attention bien moindre, même si le champ de l’historiographie indienne et la réflexion sur la construction des savoirs orientalistes sur l’Asie du Sud ont vu ces dernières années l’ouverture de perspectives innovantes. Dans le premier domaine, l’ouvrage pionnier de Rao, Shulman et Subrahmanyam (Textures of Time: Writing History in South India 1600‑1800, 2001) a ainsi fait valoir l’existence d’une littérature « autochtone » proprement historique en Inde du Sud, prenant à contre‑pied l’idée longtemps dominante selon laquelle l’écriture de l’histoire en Asie du Sud aurait été une importation européenne. Parallèlement, les récentes recherches menées par des chercheurs tels qu’Angela Barreto Xavier et Ines G. Županov ont largement remis en cause la position hégémonique de l’orientalisme britannique dans l’élaboration des savoirs indianistes et ont attiré l’attention sur l’importance de l’orientalisme catholique au sein de ce processus.

Pris ensemble, ces travaux de veine « révisionniste » nous ont engagé à rendre aux constructions du passé dans l’Asie du Sud toute leur complexité et leur diversité, et ce en meilleure consonance avec le contexte de la première modernité. Les XVIème et XVIIIème siècles virent en effet une efflorescence sans précédent des savoirs sur le monde sud‑asiatique et son passé, ainsi qu’une multiplication des acteurs engagés dans la production de ces savoirs. À la pléiade des communautés scribales sud‑asiatiques vinrent ainsi s’ajouter une myriade d’experts internationaux tels que les missionnaires jésuites ou encore les lettrés iraniens – autant d’acteurs engagés dans des échanges intellectuels et artistiques qui s’intensifièrent sous l’effet de la « première mondialisation ». Ainsi Jonardon Ganeri (The Lost Age of Reason: Philosophy in Early Modern India, 1450‑1700, 2011) met‑il en relation les innovations qui eurent lieu au sein de la philosophie brahmanique au XVIIe siècle et l’atmosphère cosmopolite de la cour moghole.

Notre projet d’équipe, constitué des chercheurs français, européens et sud‑asiatiques, s’est ainsi proposé d’explorer les savoirs produits sur le sous‑continent et son passé suivant trois angles majeurs de questionnement.

Le premier entendait cartographier les lieux, les acteurs et les champs disciplinaires impliqués dans la production de ces savoirs. Il s’agissait principalement de :

— Définir les espaces géopolitiques privilégiés (tant européens que sud‑asiatiques) au sein desquels s’élaborent ces savoirs et en définir les cadres intellectuels et sociaux;

— Spécifier les différents groupes d’agents concernés, qu’il s’agisse de mystiques soufis, d’administrateurs kayasths et khattris, de chroniqueurs iraniens, de pandits brahmanes ou encore de missionnaires chrétiens, de truchements, de militaires, de fonctionnaires impériaux, de médecins, de voyageurs, de commerçants, de peintres, etc. ;

— Explorer enfin les domaines du savoir dans lesquels s’inscrivent les connaissances accumulées (religions, langues, histoire, botanique, médecine, moeurs, etc.). Dans cette perspective, une attention particulière a été portée à l’histoire et aux différentes cultures historiques proprement sud‑asiatiques qui se développèrent au cours des XVIe‑XVIIIe siècles. En accordant une attention particulière à la dimension réflexive, c’est‑à‑dire à la construction  historique opérée par les acteurs eux‑mêmes, il s’est agi d’examiner de quelles façons se sont déterminées les représentations sociales du passé, à différents moments et dans divers groupes sociaux, ethniques ou communautés religieuses. Quels sont les éléments dont il a paru nécessaire de conserver la mémoire et sous quelles formes ont‑ils été préservés et transmis ? Dans quelle mesure le contexte de production des savoirs influence‑t‑il ces visions du passé ? Quels regards, enfin, les habitants de l’Asie du Sud portent‑ils sur ces diverses représentations de leur passé ?

Le second angle d’approche a opéré à une échelle plus fine en s’attachant à identifier les moments et les formes privilégiés d’interaction entre ces différents savoirs, et ce sous deux rubriques principales :

— Le cosmopolitisme. C’est en effet la construction d’identités et de visions cosmopolites qui fut à l’origine de nombre de ces interactions. Parce que le cosmopolitisme en Asie du Sud est aussi hétérogène en tant que concept qu’en tant qu’habitus, c’est en outre sous un angle résolument pluriel que nous l’avons abordé et avec une volonté de multiplier les angles d’approche (acteurs, langues, lieux, activités à « vocation » cosmopolite) mais aussi de croiser ses différentes manifestations afin d’en faire mieux ressortir les constantes, variantes et limites. Bien que les cosmopolitismes à l’oeuvre, par exemple, dans l’empire moghol et parmi les acteurs européens présents en Asie du Sud diffèrent substantiellement les uns des autres, une comparaison entre ces différentes variétés s’est ainsi avérée particulièrement fructueuse.

— Le dialogue culturel. Il est de fait étroitement lié à la fabrication du savoir et à la construction des communautés savantes. Que l’objet du savoir soit sa propre société ou celle de voisins plus ou moins lointains, le dialogue constitue une technique sociale et littéraire privilégiée pour élaborer des arguments et répondre à de pressantes questions culturelles, religieuses ou politiques. Nous nous sommes efforcées de déployer dans le contexte sud‑asiatique les recherches les plus récentes concernant les formes dialogiques de médiation culturelle dans leur double dimension littéraire et pratique. Les disputes et les négociations d’ordre religieux, politique et économique, qu’elles s’expriment sous forme de dialogues ou de récits dialogiques, ont constitué le cœur des réflexions menées par les membres de l’équipe.

Troisième et dernier angle, enfin, portant sur les modes de transmission de ces savoirs et sur l’articulation de leurs moments faits de ruptures, de captations ou d’oublis.

— Nous avons cherché à exhumer les silences imposées à l’historiographie de l’Asie du Sud et à mettre en lumière le préalable philosophique des sciences sociales afin de dégager les généalogies des catégories clefs (les « gate‑keeping categories » d’après Arjun Appadurai, comme par exemple la civilisation, la caste, la pollution, l’hindouisme etc.) et offrir une critique de nos outils intellectuels.

— Un des axes de notre recherche a été de montrer que deux siècles avant l’orientalisme britannique (se targuant souvent d’être le premier « discours scientifique » sur la religion, la société et la culture indienne), un autre réseau d’intelligentsia européenne appartenant à un courant expansionniste originaire des pays méditerranéennes et catholiques (Portugal, Espagne, Italie) avait déjà posé les jalons des premières recherches orientalistes en collaboration étroite avec des élites sud‑asiatiques, ainsi que les jalons à l’échelle du monde d’une épistémologie des sciences sociales. Nous avons privilégié deux pistes de recherche dans ce contexte :

a) situer l’Asie du Sud dans le mouvement intellectuel des Lumières en tant que moment historique essentiel, mais également en tant que laboratoire privilégié des pratiques épistémiques.

b) étudier « la querelle des rites malabares », entre le XVIIe et le XVIIIe siècles, un lieu de rupture ‑ qui devient aussi un lieu de réflexion sur les relations – entre pratiques cultuelles et pratiques civiles ou politiques, entre piété et morale. Cette rupture a une histoire et une historiographie organiquement liées à l’histoire des missions catholiques à l’époque moderne  en Asie du Sud. La question des rites est centrale, non seulement pour comprendre l’histoire culturelle des missions chrétiennes des temps modernes, mais aussi parce qu’elle marque, dans le contexte mondial, un espace de réflexion sur la rupture entre la religion et la civilité (la sphère politique). Est-il possible de concevoir la société sans référence à ses fondements théologiques ou à son « essence » ou « origine » providentielle? Comment expliquer l’existence d’une civilité « païenne » ou « idolâtre », ou même athée ? Ces questions soulevées par les missionnaires nourriront le « désenchantement » du monde et sa sécularisation. Les échos de cette « querelle » se font sentir aujourd’hui encore quand on s’efforce de définir l’hindouisme, soit comme un fait religieux soit comme ordre social.

 

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