CECI n'est pas EXECUTE L’amour entre norme et transgression : art, histoire, fiction

Les ateliers du quinquennal 2014-2018 |

L’amour entre norme et transgression : art, histoire, fiction

L’amour entre norme et transgression : art, histoire, fiction

Coordination : Marie Fourcade, Tiziana Leucci, Raphaël Rousseleau

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Le projet de cet atelier consiste à poser “l’amour” comme objet scientifique, objet d’histoire, objet d’art, objet de fiction. Il y a toujours une création de l’objet aimé historicisable. Ce sentiment vécu de façon très différenciée selon les époques, les cultures et les nations est interstitiel dans l’histoire sociale, l’histoire économique, l’histoire des femmes, etc. Mais, il a sa propre histoire sans qu’une approche précise de ses formes, durées, manières d’être et d’exister n’ait été tentée hormis quelques exceptions. Les sources sont nombreuses (archives, correspondances, procès, journaux intimes, spectacles dansés et chantés, films, etc.) et cependant les historiens prennent rarement l’expérience de l’amour comme objet réel de recherche. Il pèse sur lui le poids de sa prétendue nature capricieuse, son caractère insaisissable, l’aura de sa puissance, la croyance en son universalité. L’amour est au coeur des interdits, des dénégations, des empêchements moraux, civils ou religieux, des séparations, de l’apparition de rivalités sentimentales.Il se décline de la norme à la transgression en passant par les états intermédiaires de la négociation, l’arrangement, la sublimation ou encore par le renoncement. Il se situe dans sa temporalité, en butte aux peurs de l’autre, des racismes et des stigmatisations, des maladies ou des enfermements, des exils, etc. Chaque époque se fait des représentations du projet et du destin amoureux. Des travaux antérieurs comme ceux de Rougemont en Europe sur l’historicisation de l’association entre amour et mariage sont utiles pour aller vers l’Inde. C’est l’irruption de l’histoire des femmes, puis celle plus tardive du genre, qui a eu pour conséquence une attention plus particulière prêtée aux relations entre le monde masculin et féminin. Les prescriptions des règles de l’amour changent selon le statut des femmes concernées (épouse, courtisane, etc.) Au cours des dernières années, le statut des émotions et son historicité sont venus orienter certains champs historiques : le corps et le politique, la séduction sont devenus des thèmes importants aujourd’hui reconnus, donnant lieu à des travaux et à des colloques. Une histoire de l’amour s’avère délicate, comme l’indique Arlette Farge (2011: 12), “pas seulement à cause des sources mais parce que l’amour détient une existence qu’on peut définir de plusieurs façons, soit éminemment durable, volatile, soit suspect de ne pouvoir jamais prolonger un état fusionnel et passionnel en état stable et harmonieux”. L’état amoureux laisse deux personnes en tension. Soit l’amour se dit normé, mais il s’étiole : soit il est transgressif et se confronte à l’adversité. Souvent, il est adossé à la procréation. Pour beaucoup, l’amour échappe à la raison, et c’est bien ce stéréotype qui oblige les sociétés à codifier l’état d’amour (la codification entraînant la transgression). Les obstacles aiguisent le désir et paradoxalement, l’amour est aussi empreint de contextes normatifs qui le rendent et durable et possible.

L’Asie du Sud offre un champ particulièrement riche pour étudier une histoire de l’amour (kâma) en tant qu’« affect ». L’art, l’histoire et la fiction illustrent et animent ce thème au plus fort de sa réalité et de sa puissance fantasmatique. Société castée, procédurière, excessive, longtemps, et encore, dominée par la/les hiérarchie(s), l’Asie du Sud de par son paysage complexe requiert des analyses fines et soutenues : place de kâma dans la structuration des sentiments, dans les textes normatifs, littéraires, les représentations iconographiques et les témoignages ethnographiques ; manière dont sont dépeints les paysages des émotions dans le Sud (Ramanujan). On s’attachera à différencier dans les gammes d’émotions : amour filial, désir sexuel, attachement conjugal, fidélité ; rapports à d’autres émotions : configurations relatives des émotions (Despret 1999). On abordera la question des gender et des difficultés individuelles à négocier avec les normes des rôles masculins/féminins (homosexualité, transsexualité, etc.) dans l’Inde contemporaine.

Pour explorer l’objet “amour”, l’atelier mobilisera différentes disciplines: la littérature, l’histoire littéraire et l’histoire sociale, l’anthropologie, la philosophie, la psychanalyse, l’esthétique, la musique, la danse, le chant, le théâtre et le cinéma. On examinera les articulations entre ressenti personnel, normes sociales et représentations culturelles. Dans le vocabulaire de l’amour appartenant au sous-continent indien, nous analyserons les notions de  śringāra (sentiment érotique), viraha (séparation/souffrance de la séparation amoureuse), ‘isqh/muhabbat (désir/passion), prem (amour/affection) et love qui ont revêtu plusieurs apparences dans leur histoire au long cours et sont toujours vivantes et en usage aujourd’hui.

Nous questionnerons les quatre répertoires qui président à l’amour : dans celui en sanskrit, la base philosophique du discours sur l’amour est le kāma (plaisir amoureux) auquel s’attache le traité du Kāmasūtra qui instruit sur l’art d’aimer dans ses moindres nuances; dans le répertoire oral, l’amour s’extrait des sources épiques, des contes et des chants; le répertoire arabo-persan, quant à lui, gravite autour d’expressions telles que ‘isqh/muhabbat et comprend des injonctions religieuses, des poèmes soufis et leurs interprétations, des textes universels sur l’éthique et la conduite, des romans poétiques (masnavī), des poèmes lyriques (ghazal) et des histoires d’aventure et de chevalerie. Enfin, il y a le répertoire poétique d’amour dévotionnel (bhakti) auquel on peut adjoindre le registre moderne dont relèvent prem et love. Par exemple, l’historien Daud Ali dans l’un de ses articles (in Orsini, ed., 2006) examine la cour des Gupta à partir de pièces de théâtre où se mêlent engouements amoureux et alliances dynastiques. En Inde, la poésie arabe et persane a fait partie de l’apport culturel de la conquête musulmane. Les masnavī ont généré des modèles et des cadres dans lesquels les motifs de constitution identitaire pouvaient se développer. Ces histoires d’amour, en vers ou en prose, en persan ou en langues indiennes, ont transmis des standards qui ont tissé une certaine familiarité avec les auditoires.

Par ailleurs, l’énorme production littéraire du courant dévotionnel de la bhakti a consisté surtout en chants en langues vernaculaires, diffusés oralement par des professionnels itinérants qui se produisaient également dans les grands temples. Une restructuration culturelle s’est accomplie depuis les cours de l’empire Moghol, à travers les réécritures d’histoires classiques et l’investissement dans les langues et traditions locales. Ce patronage éclectique a avorisé l’essor de formes hybrides comme la musique hindoustanie ou des reprises persanes d’histoires d’amour indiennes comme celle de Nala et Damayantī. Cette même sorte de fertilisation croisée a gagné le théâtre parsi qui a fleuri entre 1850 et 1930.

Au XIXe et XXe siècle un glissement s’est opéré de la conception érotique de l’amour vers une conception plus émotionnelle (cf. Kaviraj in Orsini, ed., 2006) dont Rabindranath Tagore (18 61-1941) est le chantre. On insistera sur la période coloniale qui a vu la moralisation des sentiments et la « spiritualisation » des arts. Un nouvel idéal d’amour romantique a pris corps dans les romans puis, plus tard, à l’écran, où les chansons d’amour dans des décors paradisiaques tiennent lieu de déclaration. Il a même investi les mariages arrangés. Sous l’influence du mouvement de réforme bengali Brāhmo Samāj, des manuels d’éducation pour femmes et sur la santé sexuelle du couple ont vu le jour. De la veuve brûlant sur le bûcher de son époux défunt (satī) au consensuel « mariage d’amour arrangé » qui a la préférence dans la Delhi d’aujourd’hui ; de la censure du baiser sur la bouche au cinéma, puis de sa levée, de nouveau controversée, aux récentes manifestations anti-Saint-Valentin (Bombay), l’Inde a le talent d’aménager le contemporain sans évincer ou abolir pour autant son passé.

C’est le traitement de ces versions diverses de l’amour qui alimentera notre travail de recherche et d’investigation pour tenter d’approfondir la connaissance de ce continent complexe.
 

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