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Les ateliers du quinquennal 2014-2018 |

Cultures vernaculaires et nouvelles élites musulmanes dans l’Asie du Sud coloniale et postcoloniale

Cultures vernaculaires et nouvelles élites musulmanes dans l’Asie du Sud coloniale et postcoloniale

Coordination: Michel Boivin et Julien Levesque

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L’atelier de recherche « Cultures vernaculaires et nouvelles élites musulmanes en Asie du sud coloniale et postcoloniale » se propose d’explorer de manière interdisciplinaire la notion de « cultures musulmanes vernaculaires » dans le cadre du sous-continent indien à l’époque contemporaine. On peut formuler ainsi le double questionnement qui animera l’atelier : qu’est-ce que les cultures musulmanes vernaculaires  nous disent des transformations des représentations et des pratiques de l’islam en Asie du sud à l’époque contemporaine ? Et aussi, que se passe-t-il quand la culture religieuse n’est plus produite par les spécialistes religieux ? La notion de cultures musulmanes vernaculaires désigne des cultures qui sont apparues et se sont développées en contexte musulman et dont les langues d’expression étaient les langues vernaculaires. Cette qualification de vernaculaire fait suite au clivage distinguant deux séries de langues employées par les musulmans : les langues véhiculaires (arabe, persan, ourdou voire anglais) et les langues vernaculaires.

 

Les cultures musulmanes vernaculaires  ne forment cependant pas une catégorie homogène. Dans les périodes coloniale et postcoloniale qui forment le cadre chronologique de l’atelier, la langue comme outil d’expression d’une culture religieuse définit un vaste champ. Il serait en effet simpliste d’affirmer que tel type de savoir religieux s’exprime dans telle langue. Il existe des croisements, des recoupements, des intersections entre par exemple les écrits en arabe et ceux en sindhi. L’exposé des fondements de la foi (uṣūl al-dīn) a pu coexister dans ces deux langues. Dans la perspective adoptée par l’atelier, les cultures musulmanes vernaculaires  renvoient cependant à la notion de localité et à celle de « régionalité » en ce qu’elles reflètent des constructions locales ou régionales résultant de compétitions, de processus d’intégration et d’exclusion qui sont en permanence à l’œuvre. Le développement des cultures musulmanes vernaculaires prend par ailleurs des formes spécifiques selon les régions : non seulement la langue définit un domaine d’expression localisé géographiquement (que les productions visuelles dépassent), mais l’émergence de nouvelles élites se fait différemment selon la structure sociale (en fonction, notamment, de la proportion de musulmans dans la population et de la répartition de la propriété foncière) et politique (Etat princier ou région administrée par la Couronne britannique, province autonome ou rattachée à une présidence, etc.).

 

En employant le terme de cultures, l’atelier prévoit de ne pas limiter ses investigations à l’objet littéraire écrit, mais de l’ouvrir à d’autres formes d’expressions comme le corpus rituel, épigraphique, iconographique ou cinématographique. En outre, lorsqu’il sera néanmoins question de corpus littéraires écrits, l’atelier s’intéressera notamment aux savoirs exclus de la vulgate officielle par les autorités politiques et religieuses et aux rapports qu’ils entretiennent avec ces dernières[1]. On pense par exemple aux écrits relatifs aux sciences occultes, ou à ceux qui proclament qu’il n’existe pas de différence dans la quête spirituelle entre l’islam et l’hindouisme. Pour délimiter plus précisément les champs d’activité au sein des cultures musulmanes vernaculaires, les travaux de l’atelier s’organiseront autour de deux périodes, qui sont chacune caractérisées par l’apparition de nouvelles élites participant au renouvellement des cultures musulmanes vernaculaires. La première séquence sera délimitée par la période coloniale pour étudier d’une part comment de nouvelles élites issues de la colonisation ont contribué à renouveler les cultures musulmanes vernaculaires  à travers l’adoption de nouveaux types littéraires, comme le passage de l’hagiographie à la biographie de soufis, et d’autre part à travers la préservation de savoirs « folkloriques » ou hétérodoxes facilitée par  l’imprimerie. La deuxième séquence, qui couvrira la période postcoloniale, s’intéressera à l’émergence de nouvelles élites issues du contexte nationaliste et à leur rôle dans la transformation des cultures musulmanes vernaculaires, parfois avec de nouveaux outils tels que le cinéma.

 

Afin de rendre compte de la continuité entre ces deux périodes, trois axes de réflexion transversaux guideront les travaux de l’atelier. Dans un premier axe, l’atelier entend aborder des questions générales comme le rôle de l’Etat colonial puis postcolonial dans la production des cultures musulmanes vernaculaires. Précisons d’emblée que nous n’aborderons pas l’Etat en tant que notion essentialisée mais comme lieu d’exercice du pouvoir, qu’il soit central, régional ou local. Dans un deuxième axe, l’atelier se concentrera sur les agents qui sont à l’origine de la résilience et de la préservation de ces savoirs musulmans précoloniaux. La question sera également d’évaluer si ces nouvelles élites, souvent formées dans les écoles britanniques, ont remplacé les sources musulmanes traditionnelles d’autorité, ou du moins de comprendre quelles ont été les formes d’une éventuelle interaction. L’atelier revisitera également d’autres thématiques, en particulier celles relatives aux clivages sociaux – comme celui opposant les ashrāf aux ajlaf – au rapport à l’autorité, et à la question de la production et de la diffusion de la norme religieuse dans les milieux subalternes. Le troisième axe portera sur le contenu proprement dit de ces corpus qui composent les cultures musulmanes vernaculaires.

 

L’approche diachronique qui chevauche la période coloniale et postcoloniale permettra de mettre en valeur les continuités et les ruptures dans la politique de l’Etat, mais également l’impact des différentes formes de radicalisation religieuse et pour finir, les capacités de résilience des cultures musulmanes vernaculaires. Par ailleurs, l’atelier privilégiera une approche critique des outils conceptuels. Plutôt que de s’appuyer sur des théories essentialistes de l’islam ou de l’Etat, nous analyserons les cultures musulmanes vernaculaires dans le cadre de structures sociales historiques autant que de lieux de pouvoir. La mise en œuvre de l’atelier s’appuiera sur la transdisciplinarité en croisant principalement la recherche historiographique dans les archives publiques et privées avec l’enquête ethnographique in situ.

                                                                                                                  

Le rôle de l’Etat colonial et postcolonial.

Quel rôle l’Etat a-t-il joué dans le processus d’objectivation des cultures musulmanes vernaculaires ? Le processus d’objectivation, développé par Bernard Cohn dans d’autres contextes[2], a joué un rôle clé dans le développement des  cultures musulmanes vernaculaires. L’imprimerie a constitué un outil privilégié pour la mise en œuvre de ce processus. On partira de l’hypothèse que si l’Etat colonial a joué un rôle déterminant dans la formalisation des  cultures musulmanes vernaculaires dans un premier temps, les nouvelles élites ont elles-mêmes objectivé les  cultures musulmanes vernaculaires avant de donner naissance, dans un deuxième temps, à de nouvelles formations culturelles dans la phase nationaliste. Après 1947, les Etats indépendants ont à nouveau cherché à contrôler, à travers diverses stratégies, les  cultures musulmanes vernaculaires. Comment l’Etat se positionne-t-il aujourd’hui au Pakistan, en Inde, et au Bengladesh, par exemple par rapport à ce que les anglophones dénomment la shrine culture ? Par ailleurs, l’interaction entre imprimerie et Etat s’est poursuivi pendant la période postcoloniale en tant que moyen de contrôle de la production des  cultures musulmanes vernaculaires. Au Pakistan, la mise sous contrôle des mausolées soufis par le département des biens religieux a inauguré une phase inédite de publications relatives aux saints dans les langues vernaculaires. On pourra par conséquent se demander en quoi l’imprimerie peut renforcer la légitimité de l’Etat en la matière. Ces réflexions seront également étendues à d’autres média, tels que le cinéma, la radio et la télévision. Par exemple, comment le patronage des musiciens, et notamment des musiciens spécialisés dans les chants dévotionnels, par les médias publics transforme-t-il les cultures musulmanes vernaculaires ? Nous nous pencherons enfin sur le rôle des institutions publiques de recherches : il s’agira de comprendre comment les institutions chargées de préserver la culture populaire, telles que le Lok Virsa au Pakistan, poursuivent une ethnographie coloniale qui dépeint des groupes types plutôt que d’observer la société qui l’entoure. Le rôle des nouvelles élites dans ces institutions mérite une attention particulière, car le discours qu’elles forgent – discours qui érige parfois les  cultures musulmanes vernaculaires en patrimoines régionaux – entretient souvent un rapport ambigu avec celui promu par l’Etat.

 

Nouvelles élites versus autorités traditionnelles.

Dans quelles circonstances de nouvelles élites sont-elles apparues au tournant des XIXe et XXe siècles ? Qui étaient ses membres et d’où venaient-ils ? Quelle était leur marge de manœuvre vis-à-vis des autorités musulmanes traditionnelles ? Et vis-à-vis de l’Etat ? Comment se sont-elles reproduites et comment ont-elles réagi face aux nationalismes et aux indépendances ? Les nouvelles élites étaient généralement employées par l’administration coloniale et après les indépendances, elles sont souvent restées dans les mêmes domaines professionnels (bureaucratie, éducation, finances, justice). Ces nouvelles élites qui exerçaient une forme de magistère sur le savoir religieux n’étaient pas pour autant des spécialistes religieux. Cette situation inédite sera à évaluer dans le cadre de la construction et de la transmission des cultures musulmanes vernaculaires. Il faudra également comprendre comment ces élites se positionnent vis-à-vis d’autres transmetteurs des  cultures musulmanes vernaculaires, comme par exemple les musiciens de caste. On observe une certaine continuité dans le processus de fabrication des élites. Depuis les indépendances, ce sont en effet les nouvelles élites universitaires, qui avaient étudié à Aligarh par exemple, qui ont géré la préservation des  cultures musulmanes vernaculaires. Il est donc particulièrement important de reconstituer les trajectoires de ces nouvelles élites afin de saisir les changements structurels auxquels elles participent et qui forment le cadre de l’autorité qu’elles acquièrent et du discours qu’elles énoncent. Ces trajectoires ne sont pas les mêmes selon leur région et leur environnement administratif. Comment ces élites ont-elles accès à l’éducation supérieure ? A quelles professions et à quel mode de vie aspirent-elles ? Avec qui entrent-elles en concurrence ? Quelle est leur place dans la répartition foncière et les relations entre villes et campagnes de leur région ? Enfin, ici encore, il sera important de questionner le rapport de ces élites avec l’imprimerie en tant que processus de légitimation. A partir des indépendances, les nouvelles élites se sont appuyées sur de nouvelles technologies qui leur ont permis d’investir le champ religieux.

 

Productions et transmissions des corpus.

Quels types de  cultures musulmanes vernaculaires ces nouvelles élites ont-elles produits ? L’emploi d’une langue donnée a-t-il infléchi la morphologie des corpus ? Des textes spécifiques ont-ils été produits dans une langue donnée et pas dans les autres langues ? Au tournant des XIXe et XXe siècles, les corpus qui sont imprimés sont constitués de traités de sciences occultes, de littérature dévotionnelle chiite ou de poésie soufie. Pour cette dernière, on observe un processus de démocratisation à travers la production de biographies de saints et d’ouvrages expliquant les textes difficiles du passé. Au-delà de l’exploration des sources dans les grands centres d’archives, l’enquête ethnographique permettra d’évaluer le rôle social des  cultures musulmanes vernaculaires dans les sociétés musulmanes d’aujourd’hui, en s’intéressant par exemple à des pratiques rarement évoquées telles que les pratiques divinatoires. On pourra également se pencher sur une nouvelle génération qui a investi les « réseaux sociaux » sur internet, pour étudier le type de contenus qui y est diffusé et de quelle manière. Quels changements la modernité technologique a-t-elle introduit dans la préservation et la transmission des  cultures musulmanes vernaculaires ? Les nouveaux média, notamment visuels, transforment-ils les corpus ? Les nouveaux média permettent-ils la diffusion d’une iconographie commune au-delà des barrières linguistiques ? Peut-on observer une utilisation différente des nouveaux média selon leur environnement social ? Après les indépendances, alors que de nouveaux agents culturels se sont approprié les  cultures musulmanes vernaculaires à travers le cinéma ou le documentaire, observe-t-on des changements dans les répertoires et dans les modalités de transmissions des  cultures musulmanes vernaculaires ? Quelle(s) image(s) et représentation(s) des cultures musulmanes vernaculaires sont-elles construites dans la culture visuelle populaire ? L’atelier sera ainsi l’occasion d’étudier comment l’image d’une société idéalisée et typifiée fait son chemin depuis l’ethnographie coloniale et postcoloniale jusqu’aux films et aux clips vidéos. Il sera également nécessaire d’examiner comment ce type de représentations cohabite avec une critique sociale qui dépeint à l’inverse les maux du temps. Ces deux visions, l’une idéalisée, l’autre se voulant réaliste, sont embrassées par les nouvelles élites, notamment dans le contexte politique de l’après 1947. Il s’agira donc de mettre en rapport ces productions culturelles avec les transformations sociales et le contexte politique afin de comprendre le rôle des nouvelles élites.

 

Ne pouvant prétendre à l’exhaustivité, l’atelier commencera par orienter ses travaux vers le nord-ouest du sous-continent indien et l’Océan indien occidental, tout en privilégiant l’approche comparatiste avec d’autres aires culturelles du monde musulman. Des cherche extérieurs qui travaillent sur ces terrains seront être invitées à y participer. Après avoir déterminé une thématique annuelle ou biennale, les réunions des membres de l’atelier seront mensuelles et deux journées d’études seront organisées chaque année. Une publication collective sera envisagée comme bilan de cet atelier quinquennal. Un carnet de recherche sera enfin créé sur hypotheses.org pour informer des activités de l’atelier et de ses membres, mais aussi pour constituer un corpus de textes et d’autres sources (iconographiques, sonores, audiovisuelles, etc.) difficiles d’accès.



[1]Voir par exemple le clivage entre « spécialistes honorables » et « spécialistes vils » ; Marc Gaborieau, « Typologie des spécialistes religieux chez les musulmans du sous-continent indien : les limites de l'islamisation », Archives des sciences sociales des religions, N. 55/1, 1983, pp. 31-34.

[2]Bernard Cohn, « The Census, Social Structure and Objectification in South Asia », in An Anthropologist among Historians and Other Essays, Delhi, OUP, 1987, pp. 224-254.

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